Jeudi 16 janvier 2020
Extraits d’un débat qui a suivi l’une des représentations des Silencieuses devant des classes de Premières et Terminales, au Lycée JB Vuillaume de Mirecourt (G = Garçon/F = Fille) :
G1 – C’était, euh… spécial… On nous dit de ne pas regarder du porno, alors que vous, vous nous conseillez de regarder des poésies érotiques. C’est la même chose !
N – [Je lui réponds en comparant écriture érotique et image pornographique]
G2 – La pornographie, c’est plutôt un monde sans sentiment, c’est pour ça que ça me semble plus intéressant d’explorer des textes érotiques : il y a plus de sentiments, plus de ressentis, plus de douceur, c’est plus représentatif d’une relation entre personnes.
N – Je suis d’accord, mais selon le moment, je peux avoir envie de sentiment… ou pas. Je ne vous dis pas de ne pas regarder de porno, mais d’essayer d’être conscient de ce que vous regardez. Qu’est-ce qu’on vous transmet comme assignations à travers ces images ?
Prof 1 – J’ai interrogé vos camarades qui ne se sont pas beaucoup exprimé ce matin, et un garçon a dit : « C’était bien mais on en parle trop de cette question de l’égalité et du respect de la femme dans nos sociétés. »
G1 – Mais ouais, grave ! On nous saoûle avec ça !
F1 – On en entend beaucoup parler parce qu’on n’en a pas parlé pendant des siècles !
Prof 2 – C’est comme un volcan. Une couche de non-dits qui se fissure.
G1 – Sur les réseaux sociaux, on voit des féministes qui font de la propagande : elles ne cherchent pas l’égalité, elles se veulent supérieures aux hommes !
F1 et F2 – Ben oui, parce que c’est le cas !
G1 – Nous, dès qu’on fait une blague beauf, on nous dit qu’on est misogynes, mais si la prof fait une blague sur les hommes, ça fait rire tout le monde.
F3 – Ben tu vois : quand c’est une fille qui fait une blague salace, on va nous coller une réputation. Là tu te rends compte que ça peut être la même chose pour un mec. Tu fais des blagues misogynes, et tu te traînes une réputation de misogyne.
G1 – Mais moi si une fille fait une blague de cul, ça me fait rire !
F3 – Ça te fait peut-être rire, mais il y a des gens qui vont dire qu’une fille qui parle de sexe, c’est une p…
G1 – Mais non, eh, qui dit ça ?
N – Tu ne t’en aperçois peut-être pas, mais si une de tes copines ose avoir le même degré de liberté de langage que les garçons par rapport au sexe, elle aura une sale réputation.
G3 – Moi je suis beaucoup sur le second degré, et j’aime beaucoup taquiner. Ensuite je m’excuse, évidemment. Ce n’est pas par misogynie que je le fais : je suis même pour la cause féminine. Mon but c’est de rire, et qu’on soit ensemble à rire des extrémismes. Et je trouve dommage que certaines filles soient tellement dans l’extrême par rapport à l’égalité qu’elles refusent qu’on puisse juste en rire.
N – Tu as vu, dans le spectacle, que cette trame s’est répétée depuis des millénaires. Les blagues misogynes, les femmes autour de vous en ont entendu toute leur vie. Elles ont le droit d’en avoir ras-le-bol de ce rire facile qui se termine tout le temps par « Oh si on peut plus rigoler… », « Oh t’as pas d’humour ». Imagine que les femmes se moquent de toi tout le temps, toujours sur le même mode, depuis des siècles.
F4 – Par rapport aux blagues misogynes, je constate que ça fait rigoler tout le monde, mais moi j’aimerais bien qu’il y ait au moins un mec qui dise « Stop ».
G1 – Oh non vas-y, ça me saoûle… Non mais il faut arrêter de faire les pauvres chéries !
F3 – Eh nous aussi, on a le droit de se plaindre ! Toi tu te plains parce que t’as la sensation que tu ne peux plus faire tes blagues misogynes, nous on se plaint parce qu’on en a marre.
N à G1 – Est-ce que tu entends ce qu’elle te dit ? « J’aimerais qu’un mec ose interrompre les blagues misogynes de sa bande de potes. »
G1 – Mais on le fait déjà, ça !
N – On le fait ? Tu le fais ?
G1 – Mais ouais…
N – Eh bien ta camarade ne l’a pas vécu. Et si on essayait un humour autre ?
G1 – Ben moi je suis pas d’accord.
F1 – Genre t’es l’homme parfait…
G1 – Oh, parle-moi bien ! Ça me saoûle.
F1 – Mais chacun a le droit à son avis !
G1 – Ben écoute le mien, alors ! J’suis pas d’accord pour dire qu’aucun garçon n’intervient quand quelqu’un fait une blague beauf. J’ai l’impression qu’on n’vit pas dans le même monde.
N – Tu es déjà intervenu, toi, personnellement, pour interrompre tes potes ?
G1 – À les entendre on a l’impression que les garçons c’est tous des gros porcs qui font des blagues beauf sur les filles et personne n’intervient.
N – Je te demande de réfléchir : tu es sûr que dans ta bande de potes il est déjà arrivé qu’un d’entre vous dise aux autres : « Stop, c’est plus drôle ? »
G1 – Bah oui, c’est possible.
N – Eh bien la plupart des filles de ta classe n’ont jamais vécu ce type d’intervention. Ça veut dire que cette parole-là, ce « Stop », tu peux l’investir. Tu peux le réitérer pour qu’elles l’entendent. Mais ça suppose que tu sois suffisamment conscient de ce qui se passe pour elles quand vous faites ce type de blagues.
F5 – Je pense qu’on pourra rire des blagues beauf des garçons quand on sera à égalité. Pour l’instant on n’en rigole pas parce qu’on n’est pas encore considérées à l’égal des garçons qui les font. Et il y a des garçons qui se sentent frustrés de devoir changer de mode d’humour.
(Rires de la classe car elle a employé le mot « frustré »)
N – Elle a raison : C’EST une frustration. J’expérimente la réduction de mon territoire de liberté. J’avais un terrain où j’avais toutes latitudes pour faire toutes les blagues possibles, et aujourd’hui je dois y réfléchir à deux fois avant de me lâcher. Les hommes du passé n’ont jamais vécu cette frustration parce que les femmes du passé n’ont jamais eu la liberté de se lever collectivement pour dire « Maintenant y en a marre, c’est plus drôle. » Aujourd’hui elles se lèvent. Et il va bien falloir nous y habituer parce que les femmes vont continuer à l’ouvrir : après des siècles de silence imposé, elles ne sont pas prêtes de se taire. En ce moment je constate qu’on entend pas mal d’hommes adultes qui comme vous n’ont jamais eu l’habitude d’être interrompus, et qui trouvent ça insupportable : « Qu’est-ce que c’est que ce monde puritain ? On n’a plus le droit de rien dire. Les féministes veulent nous faire taire. » Dans les prochaines années, on va apprendre tous et toutes à réinventer notre humour. À rire ailleurs, à rire autrement. Et pour le moment c’est frustrant, parce que ça nous oblige à questionner nos petites habitudes de dominants.
Deux représentations des Silencieuses au Lycée Jean-Baptiste Vuillaume de Mirecourt (VOSGES)
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